Qu’il s’agisse du processus d’adhésion ou d’autres sujets, les relations entre l’Union Européenne et la Turquie ont connu leurs hauts et leurs bas ces dernières 50 années. Il semblerait qu’aujourd’hui la Turquie, pourtant considérée comme un pays stratégique dans la région, soit devenue la cible de critiques de la part de l’Union. Mais comment y est-on arrivé, alors qu’il y a une semaine les diplomates européens s’étaient rendus en Turquie pour discuter des problèmes d’une importance essentielle pour les deux acteurs, tels que la guerre en Syrie et le flux de réfugiés vers l’ouest ?
En réalité, ce qui a provoqué la réaction de la diplomatie européenne, c’est l’opération menée par les autorités turques contre les proches du prédicateur religieux Fethullah Gulen, le plus grand adversaire du président turc Regep Tayyip Erdogan. Intellectuel musulman et inspirateur du mouvement « Gulen », il est exilé aux Etats-Unis depuis 1999, après avoir été l’allié d’Erdogan pendant plus de 15 ans. Parmi les personnes arrêtées, qui, selon différentes sources sont au moins 27, on trouve beaucoup de journalistes liés au groupe de presse « Zaman », proche de Gulen. Suite à ces arrestations, la chef de la diplomatie européenne Federica Mogherini et le commissaire chargé de la Politique européenne de voisinage et d’élargissement, Johannes Hahn, ont également pris position dans un communiqué de presse. Estimant que les arrestations étaient contraires aux « valeurs standards », les deux responsables ont appelé au respect de la présomption d’innocence et à « une enquête transparente et indépendante », respectant les droits « d’accusés ». Et à ce moment-là la situation s’est détériorée intensivement.
La riposte turque aux critiques européennes a été immédiate. Et cette fois-ci le président turc n’a vraiment pas mâché ses mots en soulignant que « ce que Bruxelles en pense, nous est égal ». Il est même allé plus loin en disant qu’il « s’en fiche et que l’Union doit garder ses idées pour elle et à se mêler de ses propres affaires ». On dirait que la réaction de la Turquie est un peu exagérée et surprenante, étant donné que ce n’est pas la première fois que la liberté de la presse et les droits de l’homme sont menacés. D’autant plus que le pays a survécu les événements de Taksim sans avoir jamais été si éloigné de l’Union Européenne. Il est donc nécessaire de répondre à la question d’où vient cette colère turque à un moment où on pensait être sur le bon chemin.
Que les accusations soient vraies ou fausses, il est irréfutable que la Turquie réagit durement contre chaque mouvement qui pourrait être considéré comme menaçant le pouvoir central. Trois coup d’Etat en 1960, 1974 et 1980 montrent bien la susceptibilité dе celui-ci d’être renversé par les militaires. Ce qui, au regard de la situation actuelle de la Turquie, c’est-à-dire la guerre en Syrie ainsi que le problème kurde, pourrait avoir des effets catastrophiques sur le pays. Dans ce cadre-là, la déclaration commune de Federica Mogherini et Johannes Hahn, pourtant exprimée conformément aux valeurs européennes, a véritablement touché la partie la plus sensible de la « machine turque ». Et si on prend en considération les conceptions de Fethullah Gulen, selon lesquelles ni la Turquie, ni l’Union Européenne n’ont quelque chose à craindre, mais beaucoup à gagner d’une adhésion, on comprend pourquoi le président turc a réagi si vigoureusement. D’autant plus que Fethullah Gulen, qui était très longtemps resté silencieux, s’est récemment exprimé en soulignant que « les actions de l’AKP sont susceptibles de porter un coup d’arrêt à la démocratisation engagée et de compromettre l’intégration européenne de la Turquie ». Autrement dit, la Turquie a tendance à agir démocratiquement en l’absence d’une menace pour le pouvoir, et à répondre autoritairement sous certaines circonstances.
Dans ce contexte, l’enjeu va au-delà de la confrontation diplomatique. Parce qu’en réalité un troisième joueur profite indéniablement de l’escalade créée – la Russie. Vu leur histoire commune, on dirait que les deux pays ont vocation à être dans des camps différents. Toutefois, même la guerre en Syrie n’a pas réussi à exacerber l’évolution de leurs relations bilatérales, observée déjà depuis plus de 10 ans, pas plus que la guerre russo-géorgienne en 2008. Il reste questionnable de dire que la Russie et la Turquie soient des alliés naturels d’un point de vue géopolitique. En revanche, leurs relations sont en train de se développer sur une base stable et solide qui s’appuie sur une nécessité réciproque. Et les chiffres économiques turcs parlent d’eux-mêmes en montrant que la Russie est déjà devenue le deuxième partenaire commercial du pays, après l’Allemagne.
Pour conclure, la conjoncture décrite ci-dessus témoigne de pourquoi le président turc a réagi d’une manière offensive aux critiques européennes : la Turquie a toujours procédé selon ses propres intérêts, quitte à ne pas respecter certaines valeurs considérées à l’Ouest comme indispensables pour un pays démocratique. Et cela ne changera pas demain.
Sources utilisées: http://www.rg.ru/2014/12/17/erdogan-anons.html
http://www.rg.ru/2014/12/17/erdogan.html
http://www.rg.ru/2014/12/16/turciya-poln.html
http://eeas.europa.eu/statements-eeas/2014/141214_01_en.htm
http://www.rfi.fr/europe/20141215-turquie-presse-liberte-coup-filet-anti-gulen-erdogan-/
http://www.rfi.fr/europe/20141215-turquie-recep-tayyip-erdogan-union-europe-mogherini-garder-idees-/