Ce jeudi 12 décembre, après son audition en début de semaine, les commissions parlementaires du budget, du contrôle budgétaire et des affaires juridiques se sont donc dit satisfaites que Günther Oettinger soit en position d’assumer le portefeuille du budget.
Le suspense n’aura de toute façon été que de façade, tant l’affaire était entendue. Qui aurait osé s’opposer au candidat de Mme Merkel ? Et pourtant, les dernières frasques de l’enfant terrible de la politique allemande auraient pu faire hésiter les membres des commissions…
Günther Oettinger est revenu sur le devant de la scène à l’automne. Le 26 octobre, celui qui était encore Commissaire à l’Economie numérique tenait un discours à Hambourg devant 200 membres de l’AGA, une association d’entrepreneurs à l’occasion de leur Soirée de l’Europe ; un discours pour le moins libre. Quand il commence à parler des Chinois en les traitant de Schlitzaugen (bridés) et de Schlitzohren (sournois), Sebastian Marquard, un petit éditeur présent dans la salle, commence ouvertement à filmer ce qui s’apparente bien à un dérapage non contrôlé. Chacun en prend pour son grade : la Wallonie est une micro-région dirigée par des communistes qui bloquent toute l’Europe, les femmes n’accèdent à des postes important en politique que grâce aux quotas, Horst Seehofer (chef de la CSU) est un populiste light, le mariage gay sera bientôt obligatoire, les Chinois, en plus d’être bridés et sournois donc, sont tous peignés de gauche à droite au cirage… Le vendredi 28 octobre, Marquard met la vidéo en ligne sur Youtube, et dès le samedi 29, elle est reprise par les plus grands sites d’information en Allemagne, mais aussi retranscrite à l’étranger, en France notamment.
Les réactions ne se font pas attendre : association LGBT, ministre de la famille, SPD, SOS Racisme… tous s’offusquent des propos du Commissaire, qui, lui, n’y voit rien de mal : tout au plus une expression familière, utilisée sans intention de manquer de respect. Les appels à Jean-Claude Juncker et à Angela Merkel à sanctionner ces propos restent lettre morte. Au contraire, le lundi 31 octobre, malgré le scandale qui grandit, Angela Merkel assure de nouveau Oettinger de sa confiance, « un commissaire excellemment qualifié qui a de plus déjà remis de l’ordre dans son discours. » Tout au plus concède-t-elle une certaine contrariété. Circulez, le dossier est clos…
Il faut dire que M. Oettinger vient alors de se voir signifier un changement de portefeuille : de l’Economie numérique, il doit passer au Budget et aux ressources humaines, et celle qu’il doit y remplacer est aussi vice-présidente de la Commission. Une belle promotion en perspective, donc, qu’il serait dommage de laisser passer pour quelques mots malheureux. Il vaut donc mieux tenter d’étouffer l’affaire. Malheureusement pour lui, les réactions ne faiblissent pas : les Verts, le SPD, la Gauche (Linke)… tous sont choqués et attendent des excuses, voire une démission, mais Oettinger tient bon et l’affaire semble s’enliser.
Le mercredi 2 novembre, cependant, la porte-parole du gouvernement chinois s’exprime : «Les remarques en question démontrent un effarant sentiment de supériorité enraciné chez certains dirigeants politiques occidentaux. Nous espérons qu'ils apprendront à traiter autrui en égal et avec respect. » C’est un camouflet. Ce, d’autant plus qu’il avait commencé son discours désormais fameux en expliquant que les Européens ne devaient pas se contenter d’exporter des Mercedes Classe S, mais aussi de faire rayonner « nos valeurs » et « notre vision de l’humanité » dans le monde .
La limite est dépassée: tant que tout restait à l’échelle européenne, la situation était encore tenable, mais on ne peut pas mettre en péril la relation commerciale de l’Allemagne et de l’Europe avec la Chine pour un Commissaire qui est essentiellement là où il est parce que Mme Merkel ne voulait plus le voir en Allemagne. Or le ministre de l’économie Sigmar Gabriel a reçu un accueil glacial en Chine deux jours avant. Il ne faut pas laisser les choses se dégrader plus encore. Oettinger est sommé de s’excuser , ce qu’il fait du bout des lèvres lors d’une conférence de presse en Roumanie le jeudi 3 novembre : « J'ai eu le temps de réfléchir, et je réalise que mes paroles ont pu créer du ressentiment, et même blesser certains. Ce n'était pas mon intention et je voudrais m'excuser pour toute remarque qui n'était pas aussi respectueuse qu'elle aurait dû l'être ». D'après lui, son discours « franc et ouvert » étant plutôt destiné à « sonner l'alarme auprès du public allemand » au sujet des enjeux commerciaux pour l'Europe.
Une fois encore, il ne semble pas avoir compris la portée de ses propos. Jean-Claude Juncker se voit donc obligé de s’exprimer lui aussi. Il propose une interview au Soir, le plus grand journal belge, dans lequel il se dit choqué par les propos du Commissaire et lui demande de se concentrer sur son travail. Cette réprimande publique sera à peu près la seule sanction.
Normal, pour un unique petit dérapage ? Mais M. Oettinger n’en est pas à son coup d’essai. Dès le 31 octobre, la Süddeutsche Zeitung rappelait les faits d’armes de celui qui déclarait en 2007: « Je sais seulement que je sais me conduire, en public comme en privé » : en 2016, il déclarait qu’il se suiciderait si Mme Petry (dirigeante de l’AfD) était sa femme ; en 2011, il suggérait de mettre en berne les drapeaux des états de l’Union endettés ; en 2013, il pariait que dans la décennie à venir, un chancelier ou une chancelière allemande ramperait à genoux avec son collègue parisien jusqu’à Ankara pour supplier la Turquie : « copains, venez nous rejoindre » ; en 2007, il soulignait que Klaus Tappeser, le maire de Rottenburg, «s’il n’avait pas été maire, aurait certainement fait un gynécologue brillant, à en juger par les nombreuses admiratrices présentes » ; le summum fut certainement atteint lors de l’éloge funèbre de l’ancien juge nazi M. Filbinger, qu’il qualifia d’opposant au régime national-socialiste. Et la liste est encore longue… Et pourtant, M. Oettinger reste en poste. On peut s’interroger avec Jean Quatremer sur ce qu’il faudrait dire en tant que commissaire allemand pour se voir véritablement sanctionner.
Peut-être cette mansuétude est-elle liée au fait que ce ne sont que des paroles, et qu’il reste irréprochable dans les faits ? Mais le 15 novembre, on apprenait qu’il lui est déjà arrivé de voyager dans le jet privé de l’homme d’affaire allemand Klaus Mangold, lobbyiste proche du Kremlin. Là encore, Oettinger ne voit pas le problème, et peu importe si le code de conduite de la commission lui impose de refuser les cadeaux d’une valeur supérieure à 150€. Les réactions pleuvent, les articles réprobateurs se multiplient, les ONG s’opposent à sa nomination, on lui promet une audition au Parlement des plus désagréables, mais au final ? Il est entré en poste le 1er janvier, a renouvelé ses excuses par écrit aux Parlementaires, son audition a tranquillement eu lieu le 9 janvier et sa nomination a été approuvée. Une formalité, donc. On note qu'il n'est pas vice-président. Serait-ce là la sanction tant réclamée? Elle semble bien clémente au regard des écarts du promu.
En ces temps de méfiance, voire de défiance envers l'Europe et ses dirigeants, après les affaires Nelly Kroes et Jose Manuel Barroso, cette nomination met simplement en lumière l'impuissance des institutions à lutter contre les comportements inadaptés de leurs membres actuels ou passés. Pas sûr que cela soit de nature à restaurer la confiance dans les institutions, ni à faire changer d’avis les eurosceptiques de plus en plus nombreux.