On dirait qu’au 21ème siècle les ouvrages d’Ernest Gellner (Nations et nationalisme) et Benedict Anderson (L’imaginaire national : réflexion sur l’origine et l’essor du nationalisme) sont les œuvres auxquels on se réfère afin de comprendre pourquoi et comment sont créés les états nationaux. Le temps des nationalismes au 19ème siècle étant déjà passé, on n’imagine pas aujourd’hui un nouvel éclatement dans cette direction-là, d’autant plus qu’en Europe les frontières politiques sont considérées comme invariables. Cependant, imperceptiblement pour la plupart des citoyens européens, deux pays sont susceptibles de renverser le statu quo, bien qu’ils affirment le contraire. Bien entendu, il s’agit de l’Albanie et du Kosovo, deux Etats liés par une langue commune, ayant les mêmes traditions et partageant le sentiment d’appartenance à une nation séparée l’une de l’autre.
La question s’est posée à nouveau lors du match opposant la Serbie et l’Albanie le 14 octobre dernier à Belgrade. Ce jour-là, un drone, probablement piloté par le frère du premier ministre albanais Olsi Rama (au moins d’après les autorités serbes) est tombé sur le stade avec un drapeau de la « Grande Albanie ». Le match a été immédiatement interrompu et a suscité de nombreux accidents en Albanie, en Serbie, en Macédoine et au Monténégro. Le député monténégrin Predrag Bulatovic a précisé que son pays était témoin d’une action organisée et coordonnée par le nationalisme grand-albanais alors qu’aucune déclaration officielle de la part du SEAE n’a été publiée. On s’aperçoit d’une négligence de ce problème, pourtant menaçant d’aller plus loin que ce qu’on croit.
Surprenant ou non, à part des albanais eux-mêmes, peu de gens ont entendu parler de la « Grande Albanie ». Il s’agit d’un projet, disons-le, nationaliste, visant à réunir au sein d’un même Etat tous les albanais, la moitié desquels vit en dehors des frontières albanaises. Plus précisément au Kosovo-et-Métochie, dans la région de Preševo en Serbie, en Macédoine, au Monténégro et en Grèce (Epire). Bien que cette idée ne soit soutenue officiellement par aucun parti politique ni en Albanie, ni au Kosovo, il faut rappeler qu’en décembre 2012, le premier ministre albanais à l’époque Sali Berisha, défendait l’octroi de la nationalité albanaise à tous les compatriotes indépendamment du pays dans lequel ils résidaient. Une proposition qui suivait l’exemple de la nouvelle constitution de la Hongrie, l’autre pays ayant une minorité considérable (2,2 millions) et à qui avait été donnée la double nationalité et le droit de voter.
Peut-on donc parler d’un « Pan-albanisme » qui est en train de détériorer la stabilité dans les Balkans ? En tout cas, les événements récents en témoignent. Rappelons que le 10 novembre dernier le chef du gouvernement albanais s’était rendu à Belgrade, une première rencontre depuis 68 ans. Dans la capitale serbe, il a appelé la Serbie à reconnaître l’indépendance du Kosovo en définissant celle-ci comme « irréversible ». Le premier ministre serbe Aleksandar Vucic a vivement riposté en précisant que « le Kosovo n’a et n’aura jamais rien à voir avec l’Albanie et que cette région est serbe comme l’indique la constitution de la Serbie ». La pomme de discorde est Kosovo où en 1389 le Royaume de Serbie médiéval avait perdu une bataille décisive connue sous le nom « Kosovo polje », laquelle donnera le territoire aux Kosovars qui, eux, originairement catholique, avaient été convertis à l’Islam.
De surcroît, ce n’est pas seulement la Serbie qui fait face au problème albanais. Dans la région montagneuse d’Epire en Grèce, partagée entre cette dernière et l’Albanie, vit une minorité albanaise considérable. En répercussion de la création du parti politique « Alliance Rouge et Noire » en Albanie en 2012 qui prône l’intégration de tous les albanais au sein d’une même nation, pour la première fois dans leur histoire cette minorité s’est dotée d’une organisation promettant de défendre ses intérêts (connue en Grèce sous le nom Ερυθρόμαυρη Συμμαχία). Ce qui exacerbe la situation dans cette région-là, c’est le fait que «Alliance Rouge et noire » soit considéré comme néo-nazie car il tient un discours proche du parti grec « Aube-Dorée » par l’intermédiaire de Theofanis Kaliviotis, (Θεοφάνης Καλυβιώτης), grec d’origine albanaise en tête du mouvement irrédentiste en Epire.
Finissons la liste des pays concernés par la Macédoine. Le nombre impressionnant de 500 000 albanais y vivant est d’autant plus considérable que la Macédoine ne compte que 2 millions d’habitants. Et nous avons pu être témoins de la force de cette population en 2014 qui avait organisé un meeting de protestation en défense des 6 albanais accusés d’avoir tué brutalement 5 macédoniens en 2012. Le slogan utilisé – « Skopje – le cœur de l’Albanie » renvoie à un autre datant de 2008 – « Kosovo – le cœur de l’Albanie ».
Pour conclure, bien qu’aucun parti politique albanais officiellement au pouvoir n’ait jamais évoqué la création d’une Grande Albanie, il ne faut pas négliger cette perspective. Il faudra donc en parler au lieu de prétendre que le peuple albanais ne désire pas son unification sous la mère patrie.
Sources utilisées :
http://www.stratpol.com/#!de-la-ralit-de-la-grande-albanie/c1nhv
http://geographiesenmouvement.blogs.liberation.fr/blog/2014/10/la-grande-albanie.html