Depuis 2012, une loi russe impose aux organisations non gouvernementales (ONG), aux médias étrangers et aux individus considérés comme se livrant à une « activité politique » et recevant des « financements étrangers » de s’enregistrer comme « agents étrangers ». Après plusieurs amendements, les restrictions envers ces agents étrangers ont été renforcées, engendrant une répression croissante de la société civile et des médias indépendants. Sous cette loi, les agents étrangers ont l’interdiction de travailler dans certains secteurs et d’occuper toute fonction publique, l’obligation de fournir une transparence financière professionnelle et personnelle et ils sont inéligibles au soutien financier de l’État et aux revenus publicitaires. Ils doivent donc se conformer à ces obligations et restrictions, sous peine de sanctions administratives et pénales.
La création et surtout l’élargissement de cette loi a fait en sorte que toute personne ou organisation s’engageant ou exprimant des opinions allant à l’encontre des politiques du Kremlin soit considérée comme « agent étranger ». C’est pourquoi un total de 107 organisations et individus russes qualifiés d’« agents étrangers » par la Fédération de Russie ont saisi la Cour européenne des droits de l’homme au fil des années.
C’est donc le 22 octobre 2024, dans l’affaire Kobaliya et Autres c. Russie, que la CEDH s’est prononcée en concluant à une violation des articles 10 et 11 de la Convention européenne des droits de l’homme, relatifs à la liberté d’expression et à la liberté de réunion et d’association, ainsi que de l’article 8 sur le droit au respect de la vie privée et familiale.
La Cour a jugé que les critères vagues et imprévisibles de désignation des « agents étrangers » conduisaient à une application arbitraire et à un effet stigmatisant qui réduit le discours public et l’engagement civique, tandis que les peines appliquées ont été jugées d’extrêmes et de disproportionnées. Cette étiquette d’« agent étranger » a engendré des répercussions injustifiées sur la vie privée mais aussi professionnelle de ces individus, amplifiées par des associations négatives telles que « espion » ou « traître ».
En rendant cette décision, la CEDH a renforcé son rôle essentiel dans la protection des droits de l’homme tout en développant sa jurisprudence sur l’existence d’un droit négatif à la liberté d’expression, marquant un tournant dans l’interprétation de l’Article 10. Elle a rappelé qu’un État ne doit pas imposer des obligations excessives ou restrictives qui pourraient dissuader ou décourager l'exercice de ce droit fondamental.
Le tribunal a donc décidé que la Russie devait verser aux « agents étrangers » concernés jusqu'à 10 000 euros de dommages et intérêts. Cependant, malgré cet arrêt, les requérants ne recevront pas d’indemnisation financière de la part de la Russie. En effet, cette situation s’explique par plusieurs facteurs. La Russie a été exclue du Conseil de l’Europe le 16 mars 2022, après son invasion de l’Ukraine, et a cessé d’être partie à la Convention européenne des droits de l’homme à compter du 16 septembre 2022. Cependant, pour des faits antérieurs à cette dernière date, les décisions de la CEDH restaient juridiquement contraignantes pour la Russie. Mais malgré cela, Vladimir Poutine a promulgué en juin 2022 une loi stipulant que la Russie ne se conformerait plus aux arrêts de la CEDH adoptés après son exclusion du Conseil de l’Europe, rendant ainsi inapplicables les décisions financières ou autres obligations imposées par la Cour.
Cette situation pose donc un grand défi à la CEDH. Le refus de la Russie de se conformer aux arrêts remet en question son autorité et son efficacité, de manière que ses décisions contre la Russie risquent de rester purement symboliques et inapplicables. Les plaignants ne pourront donc pas obtenir réparation par l’intermédiaire de la CEDH. Ce jugement illustre non seulement les limites de la juridiction de la CEDH, mais aussi sa résistance face aux difficultés croissantes posées par la Russie, un ancien État membre réfractaire.
Sources :
- « Arrêt concernant la Fédération de Russie » - CEDH - 22/10/24 - https://www.echr.coe.int/w/judgment-concerning-the-russian-federation-16
- « Convention européenne des droits de l’homme » - ECHR - https://www.echr.coe.int/documents/d/echr/convention_FRA
- « ECHR demands Russia pay up to €10,000 in damages to ‘foreign agents’ » - Novaya Gazeta Europe - 22/10/24 - https://novayagazeta.eu/articles/2024/10/22/echr-demands-russia-pay-up-to-eur10000-in-damages-to-foreign-agents-en-news
- « European Human Rights Court Rules against Russia’s Foreign Agents Law, with No Path for Enforcement » - The Record - 22/10/24 - https://therecord.media/european-human-rights-court-russia-foreign-agent-law-no-enforcement
- « KOBALIYA AND OTHERS v. RUSSIA » - HUDOC ECHR - 22/10/24 - https://hudoc.echr.coe.int/%7B%22appno%22:%5B%2239446/%7B%22appno%22:/%5B%2239446/16%22%5D%7D#{%22documentcollectionid2%22:%22GRANDCHAMBER%22,%22CHAMBER%22,%22itemid%22:%22001-237425%22}
- « Landmark Judgment from the European Court of Human Rights on Foreign Agents Law » - 3VB - Contreras, Christina - 22/10/24 - https://3vb.com/landmark-judgment-from-the-european-court-of-human-rights-on-foreign-agents-law/
- « La Russie cesse d’être partie à la Convention européenne des droits de l’homme » - Conseil de l’Europe - 16/09/22 - https://www.coe.int/fr/web/portal/-/russia-ceases-to-be-party-to-the-european-convention-on-human-rights
- « La Russie cesse d’être Partie à la Convention européenne des droits de l’homme le 16 septembre 2022 » - Conseil de l’Europe - 23/03/22 - https://www.coe.int/fr/web/portal/-/russia-ceases-to-be-a-party-to-the-european-convention-of-human-rights-on-16-september-2022
- « Loi sur les “agents de l’étranger” : la Cour européenne des droits de l’homme condamne la Russie » - France 24 - 22/10/24 - https://www.france24.com/fr/info-en-continu/20241022-agents-de-l-%C3%A9tranger-la-cedh-se-prononce-sur-la-russie
- « Russie : la législation contre l’extrémisme et sur les « agents étrangers » est improprement utilisée et l’intolérance dans le débat public reste incontestée et impunie, selon un organe du Conseil de l’Europe » - Conseil de l’Europe - 2019 - https://rm.coe.int/0900001680934fc8