Selahattin Demirtas avocat de formation d’origine kurde, fonde en 2012 le Parti démocratique des peuples (HDP). Troisième force politique du pays et parti d’opposition au régime d’Erdogan, il en est le coprésident, et remporte 10% des suffrages aux élections présidentielles de 2014. Le 4 novembre 2016, les autorités turques l’arrêtent à son domicile pour liens présupposés avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), il est alors placé en détention provisoire, à l’isolement, dans la prison de haute sécurité d’Edirne, pour propagande terroriste. En effet, l’accusation portée à son encontre par la justice turque est fondée sur un discours électoral qu’il tient en 2013 lors des pourparlers avec le PKK, considéré comme terroriste par Ankara ; il parait évident que la nature des poursuites est en réalité purement politique. Son incarcération ne l’empêche pas de remporter plus de 8% des suffrages aux élections présidentielles de juin 2018, pour lesquelles il réalise sa campagne depuis sa cellule. Les nombreuses accusations liées au terrorisme portées à son encontre lui font encourir 142 ans de prison. En septembre 2018, il est condamné à une peine de 4 ans et 8 mois, bien qu’il ait toujours nié toute infraction pénale et effectué 15 recours devant les juridictions turques.
Ces évènements s’inscrivent dans un phénomène de durcissement du régime politique turc. Ces dernières années, les dérives autoritaires se sont multipliées en Turquie, sous la tutelle du président Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2014. Ce n’est pas non plus la première fois que la justice turque emprisonne les opposants politiques d’Erdogan de manière arbitraire, au motif d’infractions soi-disant terroristes. Ce type d'évènements figurait déjà dans le rapport d’Amnesty International sur les années 2017-2018. L’organisation internationale de protection des droits de l’Homme dénonçait en effet la « répression sans merci visant en particulier les journalistes, les militants politiques et les défenseurs des droits humains » ; notamment par le biais de détentions provisoires arbitraires. Le régime d’Erdogan essaye depuis les tentatives de coup d’Etat du 15 et 16 juillet 2016 d’étouffer l’opposition, par la purge des autorités turques à l’égard des putschistes, des partisans d’opposition et pro-kurdes et des organes de presse critique.
« Étouffer le pluralisme » c’est l’expression employée par les juges de la CEDH pour qualifier l’objectif de la détention de deux ans sans jugement de Selahattin Demirtas. Par un arrêt en date du 20 novembre 2018, la CEDH a ordonné à l’unanimité la libération de l’opposant politique. Les juges européens ont reconnu les « raisons plausibles » de l’arrestation, mais ont jugé que la durée de la détention provisoire n’était justifiable sous aucun motif. Elle condamne Ankara à verser 10 000 euros à Selahattin Demirtas pour dommage moral, et demande sa libération rapide. En l’emprisonnant, Ankara a porté de manière injustifiée une atteinte à la « libre expression de l’opinion du peuple et au droit du requérant d’être élu et d’exercer son mandat parlementaire ». C’est une atteinte grave à la démocratie de la part de la Turquie, qui vise à limiter le libre jeu du débat politique. Cet arrêt de la CEDH a une portée symbolique forte puisqu’il condamne les exactions du régime du président Erdogan, qui semble s’éloigner de plus en plus de l’idéal d’une société démocratique. La Cour de Strasbourg donne ainsi raison à ceux qui dénoncent les dérivent autoritaires du régime turc.
Le Président turc a immédiatement rejeté la décision et par conséquent, montre qu’il veut être indépendant des institutions européennes et internationales. Recep Tayyip Erdogan, comme il a pu le montrer ces dernières années, n’est pas homme à se laisser faire. Encore moins lorsque l’on remet en cause ses décisions. Il déclare ainsi « Les décisions de la CEDH ne nous contraignent aucunement. Nous allons contre-attaquer et mettre un point final à cette affaire ». On croit comprendre par cette assertion que la Turquie rejette l’autorité de la CEDH et du droit européen. Néanmoins, le président Erdogan se trompe, La Convention Européenne des Droits de l’Homme a un caractère contraignant pour ses signataires, et la Turquie en tant que membre du Conseil de l’Europe, est tenue de l’appliquer sur son territoire ainsi que les décisions des juges de la CEDH.
La déclaration controversée du Chef de l’Etat place la Turquie dans une posture délicate sur la scène internationale, au regard des droits de l’Homme. Cela ne jouera pas non plus en sa faveur dans sa quête d’adhésion à l’Union européenne. Cette décision de justice et l’insubordination du président Erdogan montrent bien les progrès qu’il reste à faire au niveau de la démocratie et des droits de l’Homme en Turquie. Reste à savoir jusqu’à quand la Turquie se permettra de résister à la « pression internationale ».
Sources:
Le Figaro, Turquie: Erdogan rejette la décision de la CEDH sur Demirtas http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2018/11/20/97001-20181120FILWWW00163-turquie-erdogan-rejette-la-decision-de-la-cedh-sur-demirtas.php
Le Taurillon, Turquie: La CEDH condamne la dérive autoritaire menée par Erdogan https://www.taurillon.org/turquie-la-cedh-condamne-la-derive-autoritaire-menee-par-erdogan
Le Monde, La Turquie défie la Cour européenne des droits de l’homme https://www.lemonde.fr/europe/article/2018/11/21/ankara-defie-la-cour-europeenne-des-droits-de-l-homme_5386396_3214.html
France 24, La CEDH "ordonne" à la Turquie de libérer l'opposant kurde Demirtas, Erdogan contre-attaque https://www.france24.com/fr/20181120-cedh-turquie-liberer-opposant-depute-kurde-selahattin-demirtas-erdogan-hdp
L'Humanité, La CEDH ordonne la libération du leader kurde Selahattin Demirtas https://www.humanite.fr/la-cedh-ordonne-la-liberation-du-leader-kurde-selahattin-demirtas-663864
Challenges, La CEDH accuse la Turquie de persécution contre Demirtas https://www.challenges.fr/monde/la-cedh-accuse-la-turquie-de-persecution-contre-demirtas_627175
Le Figaro, Turquie: la CEDH demande la libération de l'opposant kurde Demirtas http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2018/11/20/97001-20181120FILWWW00136-turquie-la-cedh-demande-la-liberation-de-l-opposant-kurde-demirtas.php